Les archées sont l’une des trois premières formes de vies sur terre. Arkhè (ἀρχή), dans la philosophie grecque, signifie l’origine, le fondement, le commencement. En référence à la plus ancienne signification d’« ἀρχή [arkè] », le terme de « matriarcat » signifie « mères depuis le début ». Cela renvoie à la fois au fait biologique que, étant celles qui donnent naissance, les mères sont à l’origine de la vie et qu’elles sont aussi les créatrices des commencements de la culture. C’est aussi un terme employé par les alchimistes pour désigner le principe de la vie. L’archée, c’est la portée d’un arc.
Kyoto, Japon. Le ciel, la nuit étoilée. Au sortir d’un concert, Mylène Benoit découvre un groupe de femmes qui pratiquent un art martial millénaire : le Kyudo, tir à l’arc traditionnel. Elle est saisie par la force à la fois spirituelle et guerrière de leurs gestes. La puissance ancestrale de leurs corps tendus vers la cible rappelle à la chorégraphe que ces gestes féminins – et à travers eux une idée de leur place dans la construction de l’histoire – ont disparu de la mémoire officielle de l’humanité avec l’avènement du patriarcat.
Archée entonne un chant pour faire une place aux femmes, à celles qui depuis la nuit des temps, transmettent, savent, partagent, soignent, donnent vie et protection. Celles dont l’histoire et la place ont été rendues invisibles. Depuis des siècles, voire des millénaires, les femmes sont privées de la reconnaissance de leurs savoirs, de leurs inventions, et des fruits de leurs recherches. Avec Archée il s’agit de plonger dans l’épaisseur de la nuit pour réparer ce qui a été déchiré, abîmé au fil du temps. De creuser avec les ongles et les paumes de mains pour faire revenir à la surface celles qui ont disparu, celles qui ont été recouvertes, ensevelies par la violence d’une histoire dominée par des systèmes oppressifs à répétition. Les lignées sont défaites, les récits sont troués. Il y a les absentes, les sans-voix, les effacées. Alors, les huit femmes réunies sur le plateau par Mylène Benoit les appellent depuis le fond de la gorge. Elles font monter un cri depuis la chaleur des entrailles pour enfin dire, et ce faisant, génèrent leur puissance, montrent qu’elle est possible, partageable, commune. Car si l’on appelle collectivement de nos vœux une autre organisation sociétale, qui ne mettrait pas systématiquement à mal tous les aspects organiques du corps féminin – le sang des menstruations, l’accouchement, la ménopause – une éthique singulière pourrait se dégager. Archée appelle cela par chaque chant, chaque danse, chaque son, parole ou note de musique portés dans l’espace.
Groupe pluriel aux forces complémentaires, les femmes d’Archée, danseuses chanteuses et musicienne, viennent d’horizons différents : Taïwan, Espagne, France, Suède, Israël. De leur mise en relation, depuis leurs souffles qui se font écho, naissent les chants qui composent la pièce, comme une saga chorale qui invente ses propres rituels de réappropriation des actes et des puissances féminines. Archée travaille ainsi une langue où les corps, les voix, les mots et les relations qui se tissent au plateau cheminent vers une proposition d’organisation alternative de la société.
Emmanuelle Bouchez – Des femmes délivrées du patriarcat
TTT – Télérama, juin 2022
« Créé au Festival d’Avignon l’été dernier, refondé à l’occasion de sa reprise, Archée offre cette fois un voyage hypnotique qui embarque aussitôt le public. Des cris dans la nuit, se répondant comme dans un rituel de reconnaissance, créent d’emblée un autre espace-temps. Puis sept femmes apparaissent. Silencieuses, discrètes, très lentes. En face à face, elles échangent leur souffle puis développent une ronde étrange où l’on se soutient sans se toucher.
S’inspirant d’un art guerrier du tir à l’arc pratiqué par des femmes japonaises, la chorégraphe-plasticienne Mylène Benoit invente sur scène une communauté féminine, détachée du patriarcat, qui traverse les époques et les civilisations. Amazones quand elles se rassemblent en cohorte. Orientales quand elles baignent dans l’intimité d’un hammam. Chamaniques, enfin, quand, enduites d’onguents, elles laissent leurs traces partout, chacune de manière insolite. Portée par le violoncelle amplifié de Pénélope Michel et rythmée par les effets lumineux de Rima Ben Brahim, cette ode au féminin a la puissance des rêves. »
Rosita Boisseau – À Avignon, Mylène Benoit plonge à la source du féminin
Le Monde, 21 juillet 2021
« Une volée d’estrades en arc de cercle relie les deux immenses platanes du cloître des Célestins, à Avignon. Une femme frappe au marteau sur un morceau de métal. La lune veille, et ça tombe drôlement bien pour le spectacle Archée, de Mylène Benoit, uniquement interprété par des danseuses sur le thème du féminin. On y entendra donc parler du sang des règles, de la mort programmée des filles dans certains pays et de la fragilité du chromosome Y. (…) Ce plongeon à la source du féminin qu’est Archée s’enroule dans une partition musicale insolite. Comme dans une forêt profonde transpercée de cris d’oiseaux et d’animaux, elle module rires, hululements, piaillements, halètements, se faufile d’un coin du plateau à l’autre avant de réunir les danseuses en cercle. Les mélopées, inspirées par les chants de gorge inuits auxquels ont été initiées les interprètes et qu’elles revisitent à leur façon, surfent sur une gamme de joie, de douleur, de colère aussi, qui dialoguent dans un jeu d’échos. Du secret que l’on chuchote à la réalité que l’on hurle au grand jour, les voix des femmes se dilatent. Le souffle se fait plus profond, qui ouvre à la liberté. »
Marie Sorbier – Sommes-nous prêts à renouer avec la beauté brute ?
I/O Gazette, 18 juillet 2021
« La beauté nait dans les cloîtres. Cet adage auquel nous croyons chaque mois de juillet a pris corps cette année entre les platanes des Célestins. La chorégraphe et plasticienne Mylène Benoit s’empare de la majesté du lieu avec maestria et propose un rite initiatique aux racines de la force du féminin. (…) La scène inaugurale séduit par sa radicalité ; dans le noir du ciel étoilé, des appels, des cris de reconnaissances déchirent le silence, résonnent en échos, enveloppent le gradin de toute part comme les louves qui reconstituent leur meute. La chorégraphe assume avec grâce de danser la force sans la masculiniser, de donner à tous ces corps de femmes, différents, un élan singulier qui ne cherche ni à singer ni à se comparer, mais qui créent, devant nos yeux, une nouvelle grammaire, une nouvelle glaise faite de sang, de peaux et de murmures. »
Alain Lipietz, spectateur – économiste et ancien député européen Europe Écologie Les Verts
Juillet 2021
« Festival d’Avignon. On commence, c’est le cas de le dire, par le magnifique « Archée », de la chorégraphe Mylène Benoit. La traduction la plus commune est tout simplement « commencement » : Èn archè èn o Logos, Au commencement était le Verbe… Sauf que non, montre ce spectacle superbe, dans mon site préféré d’Avignon, le cloitre des Célestins, scène entre deux immenses platanes sur fond d’arches romanes. Au commencement était le cri, qui peu à peu dans la nuit se fait ébauche de mélopée, au commencement était la reptation d’in-formes vivantes, qui peu à peu se fait coopération, concurrence, hiérarchie contestée, solidarité. Entre femmes.
Ne pas s’exaspérer de la lenteur initiale du premier mouvement : bientôt le spectateur un instant distrait aura du mal à reconstituer comment s’est imposée telle figure, tel motif, leitmotiv, jusqu’à l’apothéose frénétique à la fin du mouvement. Émergence, plutôt que commencement.
Au second mouvement apparaît la Parole, et comme les danseuses sont de tous les continents, elles nous parlent en toutes les langues mais se comprennent entre elles, dans l’évocation des malheurs et de la puissance des femmes.
Au troisième mouvement elles reviennent nues sur la scène et commencent à s’enduire de peinture, elles-mêmes et entre elles, marquant les murs et le sol de leurs mains, de leurs ventres, créant en même temps leur parure et la culture (paléolithique), en un tourbillon de couleurs de plus en plus éblouissant.Sidérant et bouleversant. »
François Frimat & Mathilde Sannier – REGARDONS, ÉCOUTONS, TOUCHER L’IMAGE
Les Démêlées, numéro 8 – hiver 2022
« Nous voilà alors en communication avec ce dialogue tantôt en harmonie, tantôt en canon, au gré d’une diversité de tessitures qui accompagne une communauté s’élargissant à nous. Plus tard, ces femmes se retrouvent au centre de la scène, en bord de plateau. C’est littéralement un cercle de femmes qui se crée et démontre une puissance de solidarité et d’égalité tout en poursuivant leur œuvre vocale. Chacune leur tour, elles se placent au centre ou en marge du groupe pour devenir la principale protagoniste. Les sons libérés s’intensifient et engagent leur corps entier, plus seulement depuis la gorge mais du ventre et des tripes. Une fois cette vitalité oppressive libérée de leur être profond, elles retrouvent le calme et commencent alors un ballet de tendresse entre elles. Les danseuses sont accompagnées des deux musiciennes qui prennent part entière à la scénographie et à la performance scénique (…)
Il ne s’agit pas de revenir aux temps archaïques mais de se souvenir que pour bander son arc, on doit se représenter la cible que l’on veut atteindre comme si elle était dans notre dos. Archée nous a semblé parfaitement tendu vers sa cible. »
Rencontre entre Mylène Benoit et Michel Flandrin, en direct de la FabricA du Festival d’Avignon le 12 janvier 2021